Quel Bazar !

Quel Bazar !

En vieux persan signifie “la rue”. Et en Iran, quand le peuple descend dans la rue, c’est pour se révolter. Depuis plus de trois mois, le mouvement “Femmes, Vie, Liberté” s’intensifie et pourrait bien finir par faire s’écrouler le régime des Mollahs.


Le pouvoir central perd aujourd’hui un soutien indispensable : celui des bazars. Ces marchés traditionnellement fidèles au régime chiite ont fait grève du 15 au 17 novembre à Téhéran.

Waza

Bien plus qu’un lieu d’échange de biens et de services, le bazar est un lieu total. Cet environnement héberge à la fois logements, écoles, institutions religieuses et surtout : mouvements sociaux. Entre traditionalisme et modernité, on y découvre tout un microcosme. À notre tour, engouffrons-nous dans les ruelles de ces marchés typiques d’Orient, partons à la découverte des bazars.

Un lieu de planification spatiale et économique

Que l’on soit de passage en Iran, en Turquie, au Maroc, ou même en Macédoine du Nord, arpenter les quartiers du bazar donnera toujours l’impression de
se trouver dans une bulle temporelle où le passé se visiterait. Le professeur Mohammad Hossein Zia Tavana, de l’université Shahid Beheshti, estime d’ailleurs que les bazars iraniens remontent à l’époque pré-islamique.

Les villes d’Our et de Suse, vieilles de 4000 ans, regorgent de parchemins mentionnant ces lieux-dits. Quel est donc le secret d’une telle pérennité ? Si l’institution du bazar a su se maintenir, c’est avant tout grâce à sa fonction d’espace de décisions. Qu’elles soient d’ordre politique, économique, culturel ou urbanistique, ces décisions ont toujours tendu vers un seul et même but : adapter le marché au changement.

L’organisation spatiale de ce dédale en est une preuve. Bien que l’on trouve un peu de tout dans un bazar - bijoux, vêtements, meubles, épices - l’agencement interne de ses quartiers est parfaitement structuré. Par exemple, les produits artistiques susceptibles de plaire aux touristes sont généralement situés aux extrémités du bazar tandis que les marchands d’or et de pierres précieuses se placent plus souvent près des mosquées, au centre du bazar.

Le poids économique du bazar, tout particulièrement à l’export, a toujours été important. Au XIXème siècle, le bazar de Tabriz représente 25% des transactions commerciales de l’Iran. Avec ses 75 hectares, ce marché peut être considéré comme le plus grand centre commercial du monde, devant le South China Mall et ses 66 hectares. Cependant, le modèle du bazar n’est pas comparable à celui du “mall” européen ou américain. Il bouillonne comme un véritable creuset social, multiculturel, et politique.

Le “Carrefour” des civilisations

Le bazar est un lieu vivant. On y parle, on y négocie - car les prix ne sont jamais fixés à l’avance - on y fait des rencontres... Dans cette effervescence, les habitants marginalisés par leur statut ou leur origine se mélangent aux autres. C’est d’abord le cas pour les masses rurales. Repliée dans des villages isolés, cette tranche de la population a peu de contact avec le reste de la société.

Son intégration passe donc essentiellement par le réseau national des bazars auquel elle a facilement accès.

Le bazar de Téhéran revêt lui-même une dimension multi-ethnique de par ses commerçants majoritairement azéris et turcophones et l’origine des objets vendus. Produit phare, le tapis persan connu pour ses couleurs chaudes et ses noeuds asymétriques aurait été principalement produit par les communautés juives d’Ispahan et de Shiraz, d’après Benjamin de Tudèle, voyageur espagnol du XIIème siècle. Aujourd’hui encore, on trouve plusieurs synagogues dans le quartier d’Oudjalan du bazar de Téhéran.

Retrouvez le bazar dans votre assiette !

L’originalité du bazar tient aussi à l’absence de système de publicité : la prospérité des commerces bazaris repose donc presque exclusivement sur l’entretien d’une bonne réputation. C’est le cas pour la plus ancienne maison de thé de Téhéran au coeur du grand bazar. Présentée par les locaux comme le temple du thé, cette petite échoppe d’1,5 mètres carrés accueille quotidiennement plus de 200 personnes selon les estimations du gérant, Casant Mabhoutian.

À l’heure actuelle, des restaurateurs s’emparent de cette tradition du bouche à oreille pour en donner l’eau à la bouche à une clientèle en quête d’exotisme. À Tel Aviv, un restaurant gastronomique le Ola Ola s’est égaré en plein milieu du Shuk* Hacarmel (*le souk arabe est l’équivalent du bazar iranien). Au Liban, l’événement Souk El Akel à Beyrouth rassemble plus de 25 stands culinaires pour célébrer la nourriture orientale et internationale. Enfin, on peut citer le restaurant caché derrière les étalages du marché druze de Merkaza en Israël. Un autre aspect savoureux du bazar et autres souks.

Foyer des révoltes sociales et revendications politiques

Tout comme le souk, le bazar en français, c’est le désordre, l’agitation... Cette expression courante est bien plus profonde qu’on ne le pense. En Iran, le bazar est avant tout foyer des révoltes sociales et revendications politiques. L’historien Stéphane Dudoignon rappelle qu’à chaque renversement politique, le grand bazar de Téhéran a été le point de départ des soulèvements.

Depuis l’époque Qadjar, la place prépondérante du bazar lui a valu de devenir la première force d’opposition à l’élite politique. La “révolution constitutionnelle” de 1905 commence effectivement au bazar. Le gouverneur de Téhéran fait abattre trois marchands de sucre qui refusent de réduire leurs prix. C’est alors tout le marché qui s’insurge, rejoint par des mollahs et des étudiants.

Les protestataires réclament une “maison de justice”, ce qu’ils obtiennent en même temps que la démission du gouvernement. Quand plus tard, le Chah Reza Pahlavi cherche à contrôler cette institution, le bazar démarre de nouvelles grèves et paralyse l’économie iranienne, fournissant un soutien au clergé chiite qui propulsera Khomenei au pouvoir en 1979.

Dans le contexte actuel d’embrasement de la société iranienne, c’est peut-être bien du bazar que viendra le plus grand bouleversement politique iranien du XXIème siècle.

Sources :

https://www.ledauphine.com/societe/2021/09/22/iran-la-plus-vieille-maison-de-the-de-teheran-fait-1-5m https://www.tresorsdumonde.fr/bazar-de-tabriz/


https://fr.wikipedia.org/wiki/Bazar


https://fr.wikipedia.org/wiki/Souk


https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1987_num_4_1_878 https://www.lenouveleconomiste.fr/a-quand-leffondrement-du-regime-iranien-95752/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Tapis_persan https://www.cairn.info/revue-marche-et-organisations-2022-2-page-212.htm


https://www.merkaza.com https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20221115-grèves-manifestations-en-iran-le-mouvement-rend-hommage-à-la- contestation-de-2019


https://paristehran.com/teheran-centre-itineraire/


http://www.teheran.ir/spip.php?article631#gsc.tab=0


https://libshop.fr/souk-el-akel/ https://fr.ncr-iran.org/communiques-cnri/iran-protestations/70e-jour-de-soulevement-en-iran-greve-des-bazars- manifestations-nocturnes-et-enterrement-de-martyrs/ https://legrandcontinent.eu/fr/evenements/va-t-il-y-avoir-une-revolution-en-iran/ (conférence avec Stéphane Dudoignon, Novembre 2022)


Mohammad-Reza Djalili, Thierry Kellner, Histoire de l’Iran contemporain, La Découverte