Peuples d'Orient : les enjeux sont les mêmes
Cette réflexion sonne d’autant plus juste que celui qui l’exprime témoigne lui-même d’un parcours on ne peut plus labyrinthique. Mosab Hasan Youssef, fils du chef de l’autorité du Hamas, devient agent du Shin Bet à 18 ans, et finit par s'exiler aux États Unis après sa conversion au christianisme. Tout en gardant un attachement viscéral à sa famille et au peuple palestinien, le “Prince Vert” demeure éternellement tiraillé par une identité à jamais démultipliée.
Mais au fond, ne reflète-t-elle pas toute l’histoire du Moyen Orient ? Loin d’être un bloc monolithique, cet espace qui couvre plus de 7 millions de km2, abrite une myriade d’ethnies et de religions: Turkmènes, Berbères, Nubiens, Kurdes, Druzes, musulmans, juifs, zoroastriens…. et plus d’une vingtaine de langues. C’est dans ce décor prophétique que se déroule inlassablement les mêmes scènes de batailles et de déchirements au fil des siècles. Dans ses cours du Collège de France, Henry Laurens admet pourtant que la violence ne vient pas des peuples mais bien de la géopolitique. Les conflits régionaux sont inexorablement enchevêtrés dans des logiques internationales. Depuis le XIXème siècle, cette terre mythique, replète de richesses culturelles et énergétiques n’a pas échappé aux yeux de ses voisins.
Pour le grand historien britannique Arnold Toynbee, la “question d’Orient” est plus vraisemblablement une “question d’Occident”, car c’est dans un contexte de course effrénée à la puissance que Grande Bretagne, France et États Unis ont jeté leur dévolu sur le Moyen Orient. L’épineuse question des frontières résulte en partie de la répartition territoriale entre ces États occidentaux du XIXème siècle. En 1916, l’accord de Sykes Picot, permet à la France et Grande-Bretagne de se répartir les zones du Levant et en 1920 le traité de Sèvres sonne le glas de l’intégralité territoriale de l’Empire Ottoman et du nationalisme arabe… De la même façon en Iran, à la suite de la révolution constitutionnelle, le juriste américain Morgan Shuster, chargé de rétablir la situation financière difficile de la dynastie Qajar, divise quant à lui, le pays en trois zones d’influence.
À l’heure actuelle, la région souffre encore de ses frontières emmêlées. Le berceau des trois monothéismes présente autant de facettes que de défis, conflits, agrégations et désagrégations qui se répètent à travers les âges… Avant les guerres, avant les tractations, il faut se souvenir que les pays qui composent le bassin méditerranéen et ses alentours sont toutes les facettes d’un même joyau. Ils se ressemblent bien plus qu’on ne le pense.
Mêmes combats, mêmes vestiges, mêmes menaces
Les combats internes sont les mêmes. La problématique de l’éducation est par exemple commune à L’Égypte et à l’Iran. Tous deux ont perdu le ministre de l’éducation visionnaire et progressiste qui aurait pu moderniser le secteur. En Iran, Amir Kabir avait fondé la Polytechnique perse (Dar-ol-Fonoun) et libéré la presse. Il est assassiné le 10 janvier 1852. Parallèlement en Egypte, malgré ses idées progressistes, Naahas Pacha est limogé de son poste de premier ministre. Il avait pourtant placé au ministère de l’éducation l’un des plus grands hommes de lettres de son pays : Taha Hussein. Vestiges politiques et idéologiques sont les mêmes. Du nom de Poale Tsion et Mapaï en Israël, du nom de Tudeh et Adalat en Iran… Les influences marxistes sont parvenues à imprégner avec autant d’intensité deux États, pourtant ennemis jurés.
Les menaces sont les mêmes. La pathologie dictatoriale détectée par Orwell dépeinte dans 1984 n’est pas seulement propre à l’Union Soviétique. Témoin des successifs coups d’État en Syrie, en Libye, en Irak et Iran… Amin Maalouf, qualifie d’“Orwellisme” les dictatures à répétition dans le bassin méditerranéen. Dans Le Naufrage des Civilisations, l’auteur qui navigue dans son enfance entre Égypte et Liban, récuse la montée de l’extrémisme, toujours à l’aide d’une dialectique de “minorité” oppressée par une “majorité”. Lutter contre le fondamentalisme des frères musulmans était déjà l’une des priorités de l’Égypte. Bien avant le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi en 2013, en 1948, l’assassinat du Premier ministre Mahmoud an-Nukrashi Pacha sonne l’alarme auprès du gouvernement égyptien. Aujourd’hui, l’Arabie Saoudite, la Syrie ou encore les Émirats
Arabes Unis s’en méfient à leur tour. En 2012, après la chute de Moubarak, Abu Dhabi coupe toute relation diplomatique avec Doha qui avait exprimé son soutien à l’organisation islamiste égyptienne.
Mêmes espoirs…
Les pays qui composent la Méditerranée n’ont-ils en commun que des impasses ? Ne partagent-ils pas les mêmes aspirations ? Les mêmes ambitions ? Au Xème siècle avant Jésus Christ, le Roi Salomon aurait été l’un des premiers diplomates du Moyen Orient. Tout en nouant des relations avec une Égypte sur le déclin, il se serait départi du territoire de Damas au profit de la Syrie. Cette approche géopolitique de la bible, esquissée par Emmanuel Navon dans “L’Étoile et le Sceptre Histoire Diplomatique d’Israël”, nous rappelle que, de tout temps, la communication n’a jamais cessé d’exister entre les peuples orientaux. Malgré leurs conflits, les différents acteurs régionaux ont toujours maintenu le dialogue - certes, de façon plus ou moins animée.
En -538, Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire Perse, libérait le peuple juif de Babylone et le 14 mars 1950, l’Iran devient le deuxième État musulman à reconnaître l’État d’Israël après la Turquie. S’en suit l’ouverture respective d’un bureau à Tel Aviv ainsi qu’à Téhéran avant même que n’ouvrent les ambassades officielles des années 1970. À cette époque, Éthiopie, Iran, Turquie et Israël sont considérés comme “l’alliance de la périphérie”. Si ce temps est désormais révolu pour Israël et l’Iran, une éclaircie perce en 2016 du côté des relations turco-israéliennes avec la normalisation de leurs relations diplomatiques. “On a tort d’opposer les valeurs aux intérêts. Parfois, ils se rejoignent”. À cet égard, le point de vue d’Amin Maalouf colle parfaitement à la situation. Les interêts gaziers de la Turquie sont le pendant de cet accord, soit : la prévision d’un pipeline israélien qui traverserait la Turquie à destination de l’Europe. Les deux parties sont gagnantes.
Et l’Occident ?
En élargissant la focale, on constate d’ailleurs que cet adage s’applique tout aussi bien aux relations avec l’Occident. Effectivement, même après son indépendance en 1946, le Liban décide de préserver son union douanière héritée du mandat français. Autre exemple, la France et les Émirats Arabes Unis. En 1977, Valéry Giscard D’Estaing établit une charte garantissant son soutien indéfectible envers le royaume. Aujourd’hui, 60% des exportations d’armements proviennent de Paris. Un volet culturel s’ouvre également puisqu’en 2017, une extension du Louvre est inaugurée à Abu Dhabi… Un intérêt pour les Émirats : une plus grande visibilité à l’internationale.
Prix Nobel d’Économie en 1998, Amartya Sen corrigeait l’oeuvre de Samuel Huntington. Tandis que l’auteur du Choc des Civilisations martèle que le monde est divisé en huit
civilisations, Amartya Sen dénonce cette thèse réductrice. L’identité n’est pas d’un bloc, elle est fractale, multiple, parfois changeante ou incomplète… L’identité s’imprègne de ce qui l’entoure et de ceux qui l’entourent.
Au Moyen Orient, l’identité est plurielle, seul le destin est commun.
Sources :
Mohammad-Reza Djalili (2010), Histoire de l’Iran contemporain, Repères
Amin Maalouf (2019), Le Naufrage Des Civilisations, Grasset
Charles Saint-Prot (2019), Géopolitique des Émirats Arabes Unis, Karthala
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mohammad_Reza_Pahlavi