Levain et Levant : Comment le pain a-t-il façonné le Moyen-Orient ?
Recettes et Rites : l'essence du pain en Orient
D'un pays à l'autre, le pain prend différentes significations selon les événements et les saisons. Pour les juifs, le pain azyme, ou "matzah", est consumé avec amertume lors de la fête de Pessah, tandis que pour les musulmans, le pain pide est savouré avec allégresse dès le crépuscule pendant le mois de Ramadan.
En Arménie et en Iran, la confection du lavash - pain fin et croustillant, souvent accompagné de viande - correspond presque à une véritable cérémonie. Dans une atmosphère imprégnée de musique, les femmes au fourneau se partagent des histoires en attendant que la pâte lève. En plus de cette fonction de vecteur social, le lavash revêt également une dimension sacrée au moment des mariages. Lorsqu'il est placé délicatement sur les épaules des jeunes mariés, il symbolise les vœux de fertilité et de prospérité qui accompagnent ce passage crucial.
Au-delà de son rôle alimentaire, le pain incarne la vie et la connexion spirituelle. Dans le judaïsme, le tressage de la Challah est un rituel chargé de sens, où un morceau de pâte est réservé et offert aux prêtres de l'ancien temple, les cohanim, dans un geste connu sous le nom de "lehafrish" en hébreu. De même, dans le christianisme, le pain matérialise le corps de Jésus lors de la communion, établissant ainsi un lien tangible avec la divinité.
Breaking Breads : À Tel Aviv, Uri Scheft casse les codes et les miches
Des cieux vers la terre, le pain, autrefois distribué aux Hébreux sous l’apparence d’une manne divine durant la traversée du désert, s’est désormais bien fait apprivoiser par leurs descendants. Sur la route qui relie Beyrouth à Bethléem, en passant par Tel Aviv, les gourmets de la Méditerranée font preuve d’une créativité débordante pour réinventer leurs pains traditionnels. Uri Scheft, chef israélien, maître dans l'art de pétrir les saveurs et les cultures, fusionne habilement dans sa pâte les influences venues des quatre coins de la région : Maroc, Yémen, Géorgie, Danemark... Un tourbillon de saveurs, une palette de coutumes gastronomiques. D'origine scandinave, Uri Scheft confie que le pain a toujours été une source d'inspiration et de nostalgie dans son parcours de nomade. Quand ses parents quittent Copenhague pour s'installer en Israël, ils emportent avec eux le désir de préserver leur mode de vie danois. Sa mère, déjà passionnée de boulangerie, continue à concocter des pains et des plats typiques de Scandinavie.
Fadi Kattan : Le Chef Palestinien qui est passé de la maison du pain au palais de la gastronomie
Autre boulanger à casser les codes et les pains, Fadi Kattan a lui aussi tenu à partager ses mille et une manières de décliner l’usage de la farine à travers son livre de recettes : “Bethléem: A Celebration of Palestinian Food". Originaire de Bethléem, le chef palestinien a la particularité d’avoir grandi dans la capitale du pain. Littéralement. L’étymologie de Bethléem (Beit Lachma) signifie “maison du pain” en araméen. Façonné par ses pérégrinations en Inde, au Japon et au Soudan, Fadi Kattan continue de véhiculer sa cuisine en y ajoutant des spécificités locales de chaque terroir. Son livre s’est d’ailleurs vu être matérialisé avec l’ouverture d’Akub à Notting Hill.
Batrouni Bakery: Un pétrin familial où les saveurs se partagent
Quoi de plus agréable que de casser la croute en famille ? À Beyrouth, rue Broummana, la famille Batrouni a donné corps à l’authentique Batrouni Bakery, où des recettes traditionnelles, à base de za’hatar, manouché au fromage et autres mets libanais ornent les étalages. Conscients de ne pas être les seuls de la région à se lancer dans cette entreprise gustative, la famille Batrouni est parvenu à se démarquer en inventant des pâtisseries inédites.
“Plus de pain… qu’on leur donne de la brioche ?” Quid de la raréfaction des céréales dans la région ANMO ?
Ces trois bibles de la boulangerie mondiale ouvrent également les yeux sur une facette indéniable de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient (ANMO) : la place occupée par le pain dans la vie quotidienne et sa raréfaction. Derrière chaque miche dégustée réside une réalité préoccupante de lutte structurelle contre la pauvreté et l’insécurité alimentaire. Ce combat sociétal trouve son pilier dans les subventions alimentaires. En Égypte, par exemple, ces subventions représentent 1,3% du budget global et bénéficient à quatre-vingt-deux millions de personnes, assurant ainsi l'accès à des produits de base comme le pain baladi.
La demande de blé au Moyen-Orient est intimement liée à l’évolution démographique qui, selon les estimations du Club Déméter, devrait atteindre 390 millions en 2040 et 448 millions en 2100. Cette croissance imminente se couple inévitablement à une augmentation de la demande concernant les produits de base, à commencer par le pain. Or malgré une production locale importante, de nombreux pays de la région demeurent fortement tributaires des importations de blé pour répondre à leur demande alimentaire. La dépendance aux exportateurs d’Europe reste significative. Le Maroc importe vingt-six millions de tonnes par an. Ce montant atteint les trente-cinq millions pour la Turquie et grimpe jusqu’à quarante-six millions de tonnes à l’égard de l’Algérie. Cette forme de subordination souligne l'importance stratégique de cette ressource dans le contexte régional.
Il y a donc bel et bien du pain sur la planche.
Sources :
https://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2007-3-page-70.htm
https://www.thesultan.com/fr/blog/exploration-du-pain-moyen-oriental/
https://rosenhebrewschool.com/fr/blog/challah-and-our-ascension-through-hebrew/
https://www.cairn.info/le-demeter--0011662117-page-319.htm
https://www.cairn.info/revue-communio-2017-2-page-19.htm
https://www.jewishfoodsociety.org/stories/an-israeli-baker-finds-his-danish-roots
https://www.lorientlejour.com/article/1347189/la-boulangerie-batrouni-une-histoire-de-famille.html
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