L’Espagne des trois cultures
Parler de l’Espagne des trois cultures, c’est entrer en conflit avec le récit historique national. En effet, l’Histoire raconte qu’il y a d’abord eu les Phéniciens, puis les Grecs, et ensuite les Romains. Mais curieusement, tout l’élément sémite, autant arabe que juif est laissé de côté. L’identité espagnole s’établit après la Reconquête, la victoire contre les arabes, ainsi que l’expulsion des juifs.
Cependant, malgré les conflits, il y a eu des échanges, des dialogues, des influences réciproques entre les trois cultures.
Les Sefarads
Le terme « Sefarad » désigne traditionnellement l’Espagne et les juifs espagnols. Par extension, il s’appliquera à tous les juifs des communautés du pourtour de la Méditerranée.
Depuis la fin du VIIIe siècle, le statut des juifs en Espagne a beaucoup évolué.
Sous les Romains, les juifs ont le même statut que dans le reste de l’Empire. Sous le règne des rois wisigoths, qui étaient aryens, les juifs sont tolérés et vivent beaucoup de l’agriculture. À partir de 586, date de la conversion au christianisme du roi Récarède, ils subissent pendant près d’un siècle des persécutions et des conversions forcées (les marranes). Le roi Egica envisage même de les réduire en esclavage.
À l’arrivée des Arabes, en 711, les juifs se mettent à leur service. Les Arabes sont peu nombreux et cherchent des alliés fidèles. Les deux communautés trouvent intérêt à s’entendre, d’autant plus que de nombreux juifs du Maghreb viennent renforcer la présence des Maures et des juifs de Sefarad. D’ailleurs, certains géographes arabes n’hésitent pas à déclarer que Grenade, Tarragone et Lucena sont des « cités juives», pour bien marquer l’importance de cette minorité. Le développement de la vie urbaine requiert commerçants et administrateurs, fonctions que les Arabes et les Berbères répugnent à exercer.
Les juifs dans l’Espagne musulmane
À partir de l’instauration du califat de Cordoue, en 929, commence un âge d’or du judaïsme en terre d’Islam. Abderahman III (912-971) prend pour médecin Hasday ibn Saprut, un juif originaire de Jaen, à qui il confie, en plus de sa propre santé, de nombreuses missions diplomatiques: contact avec l’abbé de Gorze, négociations avec les royaumes naissants de León et de Navarre. Il fait traduire de nombreuses œuvres scientifiques du grec en arabe, et contribue beaucoup à l’épanouissement culturel de sa communauté. Au contact de la poésie arabe, les juifs composent de très beaux poèmes, s’investissent dans des études grammaticales; toute cette effervescence intellectuelle favorise l’éclosion d’une riche culture hébraïque.
Au XIe siècle, Grenade est la capitale du monde arabe en Espagne. Samuel haNaguid, ou le Naguid (993-1056), est le personnage clé de cette époque. Ce commerçant originaire de Malaga devient vite le dirigeant de la politique grenadine ; il n’hésite pas à conduire les troupes arabes dans leur combat contre Séville ou Almería. Également poète et rabbin très érudit, il favorise les arts et, en particulier, la poésie.
Les sept siècles de présence musulmane en Espagne, de 711 à 1492, ont profondément marqué la réalité historique et culturelle de la Péninsule ibérique en rendant possible l'émergence d'une civilisation, celle d'al-Andalus – terme utilisé par les auteurs arabes du Moyen Âge pour désigner l'Espagne musulmane. Les grandes réalisations architecturales, comme la mosquée de Cordoue et l'Alhambra de Grenade, mais aussi l'art mudéjar et, dans le domaine intellectuel, la pensée d'Averroès et celle de Maïmonide, constituent des oeuvres essentielles de l'héritage d’al-Andalus.
Les juifs dans l’Espagne Chrétienne
La Reconquête chrétienne, culminant avec la prise de Grenade par les Rois catholiques en 1492, ouvrit une période sombre placée sous le signe de l’unification politico-religieuse qui tendit à faire disparaître les témoignages et les apports de cet héritage et à soumettre, par la violence et la conversion forcée, les communautés (celle des juifs convertis et des morisques) parties intégrante de ce que l'on appelle depuis le milieu du XXème siècle l’Espagne des « trois cultures ».
À la coexistence limitée entre maures, juifs et chrétiens, durant la période médiévale, marquée par des collaborations fécondes et des influences réciproques, succéda alors, dès la fin du XIVème siècle, une longue phase de persécution des minorités (expulsion des juifs dès 1492 et des morisques en 1609) et de mise à l'écart délibérée du legs culturel et identitaire de l'Espagne des trois religions.
Sur ce plan artistique, les phénomènes de métissage montrent la vitalité de cet héritage sur les deux rives de la méditerranée comme en témoignent, par exemple, les formes de renouvellement de la musique arabo-andalouse.
Depuis la redécouverte par les romantiques, au XIXème siècle, des vestiges et des symboles de cette Espagne médiévale souvent idéalisée, et les vifs débats historiographiques, dès le milieu de ce même siècle, chez les arabisants et les médiévistes qui mettront plus tard en avant l'«orientalisation» ou, selon leurs positions, l'«occidentalité» d'al-Andalus, la question de l'héritage des « trois cultures » en Espagne n'a cessé, à des degrés divers, d’être inscrite au sein de stratégies et d'enjeux idéologiques et politiques. Ces derniers sont présents dans les discussions suscitées par l'entreprise de restauration de l'architecture de cette époque, mais également dans les différentes utilisations des recherches archéologiques qui permettent parfois d'appuyer le travail des historiens pour établir certains faits en s'opposant à l'effacement de ce passé.
Héritage contrasté, occulté, redécouvert et réapproprié, l'Espagne des « trois cultures » est indissociable d'une histoire conflictuelle dont la meilleure compréhension peut néanmoins redéfinir les lignes de clivage pour mettre en lumière le rôle et l'influence de cet héritage pluriel, comme lieu de dialogue et d'échange socioculturel, dans l'espace euro-méditerranéen.