Broderies : en Iran, langue de vipère contre langue de bois
On discute… on prévoit de… on se vante que… on rapporte, colporte, radote… Ce besoin oratoire n’est pas toujours innocent. Qu’y a t-il de plus plaisant que de parler de soi ? Parler des autres ! La langue de vipère est aussi vieille que la Genèse. Le vil serpent ne serait-il pas la première des commères ? En calomniant Dieu auprès d’Ève afin de la convaincre de goûter au fruit de la connaissance, le reptile justifie sans doute l’adage : “Quiconque désire la vie, garde sa langue du mal”. Inspiré par ce verset des psaumes, Meir Hakoen de Radin y consacre un ouvrage entier : le Hafets Haim. Car, comment donc échapper à un vice si naturel ?
Marjane Satrapi répond autrement. La médisance n’est autre qu’une “séance de ventilations du coeur”. Autrement dit, rien de plus sain. À travers son roman graphique Broderies, l’autrice de Persepolis nous convie à une savoureuse session de “qu’en dira-t on”. C’est dans une ambiance conviviale, que les femmes de la famille partagent leurs secrets et surtout ceux de leurs connaissances.
Bien plus qu’un florilège de commérages : la parole libérée des femmes iraniennes
Tout commence pourtant par la présentation d’un cadre sage et traditionnel… Marjane Satrapi nous dépeint l’un des ses repas de famille où “sa grand mère n’appelait jamais son grand-père par son prénom, arguant qu’il fallait respecter son mari”. Quand soudain, changement de décor et de langage. Quittant la table, les femmes de la maison se réunissent pour se délecter d’un met bien plus épicé : le commérage. “Vous vous rappelez de Nahia ? De Shideh, cette planche à pain avec une tête de cheval, eh bien la dernière fois que je l’ai revue elle était blonde !” Une flopée de noms, tous rattachés à des histoires sentimentales, intimes et provocantes, sortent tour à tour des bouches de cette assemblée féminine. La légèreté avec laquelle les thèmes sensibles du sexe, de la chirurgie esthétique et du mariage précoce choquent. La dessinatrice ne fait pas dans la dentelle et c’est ainsi qu’elle réussit son tour de force : aborder les questions de fond qui minent la vie de ses contemporaines du Proche Orient.
À cet égard, Parvine la tante de Marjane joue un rôle central. Incarnation même de la femme affranchie, elle ébauche un modèle d’indépendance. Relatant la façon dont elle est parvenue à refuser son mariage, son lieu de résidence et même son nez aquilin hérité de son père et d’une identité aristocratique qu’elle récuse, Parvine échappe à son destin. Elle contraste en ce sens avec les autres femmes mentionnées qui, par souci de faire corps avec la société ont fini par mutiler le leur (ou celui des autres…) Plus de tabou, plus de retenue, la parole se libère. Mais si les langues sont tranchantes comme des couteaux, c’est pour mieux se détacher des liens d’un régime qui enserre le corps des femmes iraniennes. “Si un mot te brûle la langue, laisse-le faire”
Comme dit le proverbe persan : “si un mot te brûle la langue, laisse-le faire”. Pourtant, la médisance et la calomnie figurent dans la liste des péchés les plus abjects. Dans le judaïsme, tout comme dans l’islam et le christianisme le lachon hara* (médisance* en hébreu) est condamné pour sa faculté à diviser les êtres. Comme le rappelle la sourate Houjourate 49 : “Ô vous les croyants, qu’un groupe ne se raille pas d’un autre groupe car ceux-ci sont peut-être meilleurs”.
Mais dans Broderies, le colportage vise-t-il seulement à se railler des absentes ? Au contraire, celles-ci sont plaintes, applaudies ou défendues par Marjane et son entourage : “Alors comme ça il a proposé à Shideh qu’ils restent ensemble sans se marier ? Mais qu’est-ce qu’elle a fait cette Shideh ? Elle est magnifique !! - tu connais les hommes, dès que tu leur cèdes, ils t’ignorent…” Une forme de solidarité féminine transperce les lignes. Le rav Dessler préconise, en cas de médisance, de réunir les trois personnes : celle qui a raconté, celle qui a écouté et celle sur qui le mal a été proféré. N’est-ce pas cette réunion à laquelle on assiste ? Ventilant leurs coeurs, ces dames se rassemblent et s’associent aux sujets de leur racontar.
Derrière son ton frivole, Marjane Satrapi tisse un discours politique fort : l’émancipation des femmes iraniennes. À l’heure où les masses de Persepolis se soulèvent contre la condition féminine opprimée, lire ou relire Broderies prend tout son sens.
Sources :
Broderies, Marjane Satrapi, édition : l’association
https://fr.chabad.org/parshah/article_cdo/aid/2602935/jewish/Les-lois-du-Lachone-Hara.htm https://www.bible-notes.org/article-2140-le-langage-du-chretien.html
https://www.evolution-101.com/proverbes-persans/
https://www.jardindelatorah.org/introduction-aux-lois-de-lashone-hara-preserver-sa-langue-du hafets-haim-rav-perets-bouhnik/
https://www.ajib.fr/islam-humilier-medire-frere/
https://cejnice.com/wp-content/uploads/2021/12/KI-TETSE.pdf