La Syrie de demain : et si l’on osait y croire ?
« Je crains l’espoir, mais je n’ai pas le choix. » Sous l’effet d’une prose percutante, empreinte de lassitude et d’acuité, la poétesse Hala Mohammad exprime avec justesse dans la revue Kometa ce sentiment ambivalent qui s’empare aujourd’hui du cœur des Syriens.
8 mars 1963, 8 décembre 2024, les chiffres se reflètent, mais annoncent-ils le même destin funeste? À la suite du tout premier coup d’État orchestré par le parti Baas, la Syrie s’était vue plongée dans une crise humanitaire, doublée d’un effondrement économique. Désormais, ce régime tyrannique, religieusement préservé par la dynastie des el-Assad, s’éteint enfin. Mais l’heure n’est pas encore aux réjouissances. L’islamisme « modéré » du nouveau leader Abou Mohammed al-Joulani inquiète - à juste titre - l’opinion publique. « On a envie d’y croire, soupire Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique du Proche-Orient, mais il me semble que l’on s’apprête plutôt à passer de Charybdeen Scylla. »
Trop de similitudes, d’impressions de déjà-vu entre cette offensive djihadiste et celle menée par les talibans en Afghanistan, trois ans plus tôt. En effet, derrière le lissage de son image médiatique, al-Joulani finira peut-être par retirer ce masque d’homme providentiel pour revêtir les apparats de l’obscurantisme. Mais l’espoir pourrait aussi prendre l’avantage. La résistance du peuple syrien ne se limite pas à défier l’hégémonie de Bachar el-Assad. Comme le rapportait récemment L’Orient-Le Jour, les Syriens continuent de résister pour empêcher l’islamisme de s’installer durablement. Ils ont notamment réussi à faire reculer HTS sur l’islamisation des manuels scolaires. Douze pages d’ajustements, censées introduire une nouvelle coloration religieuse au cœur du système éducatif, ont dû être retirées sous la pression des critiques.
Une course contre la montre est en train de se jouer. Les mois à venir seront cruciaux pour façonner l’avenir du berceau des printemps arabes. La poudrière syrienne pourrait s’enfoncer dans le chaos et la fragmentation, ou renaître de ses cendres et recouvrer son prestige d’antan. N’oublions pas le passé légendaire de ce pays qui a vu se succéder Cananéens, Grecs, Romains, Byzantins, puis la splendeur des Omeyyades. Tout dépendra des artisans capables de dessiner l’avenir politique, économique et culturel de ce pays marqué par l’histoire.
La Syrie au carrefour des réorientations géopolitiques
La rapidité de l’effondrement du régime syrien témoigne d’une accélération non seulement de son histoire nationale, mais aussi de celle de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Sur le plan géostratégique, nous assistons à un tournant majeur : l’affaiblissement de l’axe de la résistance, qui regroupe les pays gravitants autour de Téhéran. En effet, la Syrie était jusque-là un “pays relais” pour le transit des armes destinées au Hezbollah libanais et aux milices soutenues par Téhéran. Or, l’accession au pouvoir d’HTS redessine les alliances régionales, affaiblissant l’influence de l’historique arc chiite s’étendant de Téhéran au sud du Liban.
Sous les auspices de son allié turc, le mouvement sunnite semble, pour l’heure, se détacher de l’Iran afin de s’ouvrir aux autres pays du Golfe, eux-mêmes sunnites et, surtout, acteurs essentiels pour la reconstruction de la Syrie. Longtemps exclue de la Ligue arabe après la répression violente du soulèvement de 2011, Damas a réintégré l’organisation le 7 mai 2023. Bien que tardive, cette réintégration a déjà permis l’ouverture d’un dialogue renforcé avec des pays du Golfe, à l’instar des Émirats arabes unis, qui avaient rouvert leur ambassade à Damas en 2019.
Ces rapprochements inaugurent un nouveau chapitre pour un pays autrefois considéré comme le "carrefour du Proche-Orient", selon Patrick Seale dans The Struggle for Syria. Pour redevenir une place forte du sunnisme, Damas aurait tout intérêt, à plus long terme, à se rapprocher de l’Occident. Bien que timidement, al-Joulani, ancien gouverneur du nord-ouest de la Syrie et désormais chef de HTS, semble avoir compris cette stratégie. En effet, jusqu’à présent, le traditionnel épouvantail de l’ennemi sioniste, présenté comme une menace occidentale par excellence, n’a toujours pas été brandi par le nouveau régime. De plus, HTS a exprimé son intention de protéger les minorités vivant sur son territoire. Certes, cette déclaration cible probablement les Alaouites, proches du régime, mais il convient d’observer si elle s'étendra ou non aux Kurdes et aux Chrétiens d’Orient, longtemps opprimés sous l’ancien régime.
Damas : une capitale en liesse face à un avenir incertain
De manière générale, les Damascènes, indépendamment de leurs origines, partagent un élan de joie. Demain pourrait bien marquer le début d'une nouvelle bataille pour la liberté et la démocratie, mais aujourd'hui, une dictature insoutenable vient de tirer sa révérence. La journaliste franco- syrienne Hala Kodmani témoignait de l’euphorie qui régnait sur la place centrale de la capitale, rebaptisée « place des disparus » en hommage à ces derniers.
Certains de leurs visages réapparaissent, tels ceux des détenus qui s’échappent enfin du complexe pénitentiaire de Saidnaya, à 30 kilomètres de la ville, mais pas uniquement. Comment ne pas évoquer le visage rayonnant de Nissan Ibrahim, symbole de la révolution syrienne ? Originaire de Raqqa, élevée dans les livres et les rêves d’indépendance, elle consacra sa vie à imaginer la reconstruction d’une Syrie post-Bachar, en participant à des tables rondes et en publiant ses revendications sur Facebook. Exécutée en 2015, ses derniers mots furent les suivants : « Au début de la révolution, on avait caché les livres religieux de mon père par peur des perquisitions du régime. Maintenant, ma mère me demande de cacher mes livres de philo à cause de Daech… Vive la liberté ! » L’écho de sa voix résonne désormais dans les rues de Damas.
Derrière les chants et les embrassades sur ce nouveau lieu de rassemblement, le quotidien sombre des habitants demeure encore à reconstruire. Huit Syriens sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, et à peine deux jours après l’effondrement du régime, les prix du pain et de l’essence ont flambé. Avec seulement deux ou trois heures d’électricité par jour, la capitale, tout comme le reste du pays, est exsangue. Pourtant, telle une faible mais miraculeuse lueur dans l’obscurité, un paradoxe émerge : bien que la société syrienne soit encore fragmentée par des privations extrêmes, ainsi que par des rivalités ethniques, religieuses et politiques, un phénomène d’interdépendance commence à se dessiner.
Les Syriens, contraints à une résilience hors norme, s’appuient de plus en plus sur des structures sociales informelles. Un officier à la retraite, résidant dans la banlieue de Damas, racontait comment, avec ses amis, il était parvenu à mobiliser des ressources locales pour répondre à l’urgence : des usines de confection font don de vêtements, des producteurs alimentaires offrent des denrées de première nécessité. À cette entraide interne, s’ajoute celle des expatriés syriens qui continuent d’envoyer des fonds indispensables. Ces transferts, selon le quotidien Al-Watan, atteindraient 3,6 milliards de dollars par an, offrant ainsi une bouée de sauvetage à une économie moribonde. De plus, l’espoir se nourrit des initiatives internationales. Des projets comme Le Jour d’Après de l’Arab Reform Initiative, soutenus par des figures engagées comme Bassma Kodmani, visent à préparer une transition démocratique viable.
Rééquilibrer l’économie syrienne : vers une autonomie fragile et une reconstruction en gestation
Cependant, le chemin vers la reconstruction reste erratique. Aujourd'hui, le profil économique de la Syrie est celui d'un pays à faible revenu, bien loin de l’époque où elle était considérée comme une économie à revenu intermédiaire en forte croissance. La production agricole, autrefois un pilier de l’économie syrienne, s’est étiolée, augmentant la dépendance du pays aux importations. Entre 2011 et 2023, près de la moitié des besoins en pétrole et un tiers de la consommation nationale de céréales ont été couverts par des importations.
La production pétrolière, déjà fragilisée, continue de reculer, avec une baisse supplémentaire de 6 % en 2023. Toutefois, des signes encourageants émergent. Sous la gouvernance d’al-Joulani, certains services essentiels ont été rétablis dans les zones contrôlées par HTS, tels que la collecte des déchets, les transports et les communications. Ces initiatives pourraient constituer un levier important pour planifier la reconstruction du pays. Comme le soulignent les économistes de Barclays, la reprise de ces infrastructures de base pourrait attirer les investisseurs étrangers et les bailleurs de fonds internationaux.
Ces initiatives, bien qu’encore fragiles, pourraient marquer le début d’une transformation durable. L’histoire a souvent montré que les régimes autocratiques, même enracinés dans des idéologies politico-religieuses, ont une date d’expiration. Saddam Hussein en Irak, Omar el-Béchir au Soudan, Khadafi en Libye ou encore Ali Abdallah Saleh au Yémen… La partie se solde toujours par un échec et mat (shah mat).
Sources :
Chute de Bachar el-Assaden Syrie : quel impact sur le Moyen Orient ?
Courrier International - le chiffredu jour, la Syrie sous perfusion avec l'argent envoyépar la diaspora
Les Échos - Afrique, MoyenOrient, Syrie : les chiffres vertigineux d'une économie à totalement reconstruire
L'Orient-LeJour - Syrie : HTC fait marche arrière après une controverse sur la refonte duprogramme scolaire
Le Point - laguerre en Syrie : une apocalypse culturelle pour les joyaux du patrimoine LePoint - Nissan, une voix dans l'enfer de Raqqa
Orient XXI -Survie, recompositions et résistances de lasociété syrienne
Radio France- Les Enjeux Internationaux : les Kurdesde Syrie, victimescollatérales de la chutedu régime d'Assad
Revue Conflits- Offensive djihadiste à Alep analysedu basculement syrien Syrie vers l’éclatement du pays ?Analyse de Fabrice Balanche
The StruggleFor Syria - Patrick Seale
Crédits image : Iris France- Syrie : Bachar el-Assada gagné la guerre mas pas encorela paix